Prélude

 

 

Sur un trône sombre dans un lieu sombre, le dragon de l’ombre est perché. Ce n’est pas un dracosire très grand, mais le plus vil parmi les vils, sa simple présence est noirceur ; ses serres, épées usées par des milliers de mises à mort ; sa mâchoire brûlante à jamais du sang de ses victimes ; son souffle noir, désespérance.

 

 

Le plumage d’un corbeau, telle était l’illusion que donnaient ses écailles, d’une noirceur tellement riche qu’elles chatoyaient de mille couleurs, une apparence resplendissante de beauté pour un monstre sans âme. Ses sbires l’appelaient Ombreflet et lui rendaient tous les honneurs.

Accumulant ses forces au fil des siècles, comme le font les dragons, Ombreflet gardait ses ailes repliées et ne faisait jamais le moindre mouvement, sauf lorsqu’il s’agissait d’avaler un sacrifice ou de punir un serviteur insolent. Il avait joué son rôle pour s’approprier ce lieu et en chasser le plus gros de l’armée des nains qui tenait tête à ses alliés.

Comme le dragon avait bien mangé ce jour-là ! Les peaux des nains étaient coriaces et filandreuses, mais une mâchoire aux dents aiguisées comme des rasoirs était faite pour un tel repas.

Et maintenant, les nombreux esclaves du dragon faisaient tout le travail, lui apportant la nourriture et exauçant ses moindres désirs. Le jour viendrait où ils auraient de nouveau besoin de sa puissance, et Ombreflet serait prêt. L’énorme tas de trésors pillés sur lequel il se trouvait alimentait sa force, et à cet égard, aucun dragon ne surpassait Ombreflet. Car il possédait un butin qui dépassait l’imagination des rois les plus riches.

Et une armée de sbires loyaux, esclaves empressés du dragon des ténèbres.

 

***

 

La bise glacée qui donnait au Valbise son nom sifflait à leurs oreilles, son incessant rugissement étouffant les conversations tranquilles que les quatre amis aimaient d’ordinaire partager. Ils se dirigeaient vers l’ouest en traversant l’aride toundra. Et le vent qui, comme toujours, venait de l’est, derrière eux, ne fit que hâter leur rythme déjà soutenu.

Leur posture et l’élan déterminé de leurs pas reflétaient l’impatience d’une quête tout juste commencée, mais l’expression sur le visage de chaque aventurier révélait une perspective différente du voyage.

Le nain, Bruenor Marteaudeguerre ouvrait la marche. Il était penché en avant et ses petites jambes moulinaient allégrement. Son nez pointu émergeait au-dessus de sa barbe rousse broussailleuse agitée par le vent. On l’aurait dit de pierre, ses jambes et sa barbe mises à part, avec sa hache aux multiples encoches fermement tenue devant lui dans ses mains noueuses, son bouclier, frappé du blason de la chope mousseuse, étroitement fixé à son gros paquetage, la tête couverte d’un casque à cornes cabossé, regardant droit devant lui. Ses yeux ne quittaient pas l’horizon et il cillait rarement. Bruenor avait pris l’initiative de ce voyage afin de retrouver l’ancienne patrie du clan Marteaudeguerre, et s’il se rendait parfaitement compte que les halls d’argent de son enfance étaient à des centaines de kilomètres, il avançait à grands pas, porté par la ferveur de celui qui touche enfin au but tant attendu.

Aux côtés de Bruenor, l’immense barbare était lui aussi impatient. Wulfgar avançait avec aisance, ses grandes enjambées égalant facilement le rythme rapide du nain. Il semblait poussé par un sentiment d’urgence, à la manière d’un cheval fougueux tenu par une bride trop courte. Ses yeux pâles étaient animés de feux avides d’aventure, aussi clairement que ceux de Bruenor. Mais contrairement au nain, le regard de Wulfgar n’était pas rivé sur la route droite qui s’étendait devant eux. C’était un jeune homme qui découvrait le vaste monde pour la première fois et il ne cessait de regarder autour de lui, absorbant tout ce que le paysage avait à offrir à ses yeux et tout ce qu’il pouvait éveiller comme sensations.

Il était venu pour aider ses amis dans leur aventure, mais il était également venu pour élargir les horizons de son univers. Il avait passé toute sa jeune vie dans les limites naturelles du Valbise, limitant ses expériences aux coutumes anciennes des membres de sa tribu barbare, et des peuples de Dix-Cités.

Il y avait autre chose, Wulfgar le savait, et il était déterminé à explorer le monde autant qu’il le pouvait.

Drizzt Do’Urden était moins enthousiaste. Enveloppé dans une cape, il allait d’un pas léger aux côtés de Wulfgar. Sa démarche légère trahissait son origine elfique, mais les ombres que dissimulait sa capuche suggéraient autre chose. Drizzt était un drow, un elfe noir, habitant de l’Outreterre qui ne connaissait pas la lumière. Il avait passé plusieurs années à la surface, rejetant son héritage, mais avait découvert qu’il ne pouvait échapper à l’aversion pour le soleil, inhérente à son peuple.

Il se camouflait donc dans les replis de sa capuche. Il avait adopté une démarche nonchalante, résignée même, ce voyage n’étant qu’une étape de plus dans son existence, une aventure de plus dans une série d’aventures. En abandonnant son peuple dans la cité sombre de Menzoberranzan, Drizzt Do’Urden avait volontairement choisi la voie d’un nomade. Il savait qu’il ne serait jamais vraiment accepté nulle part à la surface. Son peuple était trop détesté (et à juste titre) pour que même la plus tolérante des communautés puisse l’accepter. Sur la route, il était désormais chez lui. Il voyageait sans cesse afin d’éviter la souffrance inévitable d’être forcé de quitter un endroit auquel il aurait pu s’attacher.

Dix-Cités avait été un sanctuaire temporaire. La colonie, isolée au sein d’une contrée sauvage, abritait une grande proportion de ruffians et de parias, et si Drizzt n’y était pas ouvertement bien accueilli, sa réputation, durement gagnée, de gardien des frontières de la ville lui avait valu une petite mesure de respect et de tolérance de la part de nombreux villageois. Il était un véritable ami pour Bruenor, toutefois, et Drizzt avait spontanément décidé d’accompagner le nain dans sa quête. Il craignait pourtant que, en s’éloignant d’un lieu où il s’était forgé une réputation sans tache, l’accueil qu’il recevrait soit bien moins que cordial.

De temps à autre, Drizzt ralentissait le pas pour voir comment allait le quatrième membre du groupe. Soufflant et haletant, Régis, le halfelin, fermait la marche. Ce n’était pas un choix de sa part, mais il avait le ventre trop rond pour la route et des jambes trop courtes pour rivaliser avec les enjambées du nain. Payant désormais pour les mois de luxe dont il avait profité dans la superbe demeure à Bryn Shander, Régis maudissait le concours de circonstances qui l’avait forcé à prendre la route. Il n’aimait rien autant que le confort et il travaillait à perfectionner les arts de la dégustation et du repos avec autant d’assiduité qu’un jeune homme rêvant d’exploits héroïques maniait sa première épée. Ses amis avaient été vraiment étonnés lorsqu’il les avait rejoints sur la route, mais ils étaient heureux qu’il les accompagne, et même Bruenor, si impatient de retrouver son ancienne patrie, veillait à ne pas adopter un rythme de marche qui dépasse trop la capacité de Régis.

Régis, manifestement, faisait tous les efforts dont il était capable et sans accabler ses compagnons de ses récriminations habituelles. Contrairement à eux, toutefois, qui avaient les yeux rivés sur la route devant eux, il ne cessait de regarder derrière lui, en direction de Dix-Cités et de la maison qu’il avait si mystérieusement abandonnée pour se joindre au groupe.

Drizzt remarqua son manège avec un peu d’inquiétude.

Régis fuyait quelque chose.

 

***

 

Les compagnons suivirent leur itinéraire vers l’ouest pendant plusieurs jours. Au sud, les pics enneigés des montagnes accidentées, l’Épine dorsale du Monde, étaient parallèles à leur course. Cette chaîne de montagnes marquait la frontière sud du Valbise et les amis attendaient d’en voir la fin. Lorsque les pics les plus à l’ouest disparaissaient pour n’être que terrain plat, ils se dirigeraient vers le sud, traverseraient la passe entre les montagnes et la mer, quittant complètement le Val et poursuivraient en direction de la cité côtière de Luskan, pour les derniers cent cinquante kilomètres.

Chaque matin, en route avant que le soleil se lève derrière eux, ils continuaient à marcher jusqu’aux dernières lignes roses du coucher du soleil, s’arrêtant pour établir le camp juste avant que le vent glacial de la nuit prenne la place du vent froid de la journée.

Puis ils reprenaient la route le matin, avant l’aube, chacun enfermé dans la solitude de ses propres pensées et de ses propres craintes.

Un voyage silencieux, seulement troublé par le murmure incessant du vent de l’est.

Les Torrents D'Argent
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